Elevation
par Sophia
Cétait un été pourri. Pour me soulager, jenvoyais un coup de pied rageur dans un pare-chocs dont lallure me déplaisait. Du coup, il se mit à pleuvoir. Eté pourri. Il ne manquait plus que ça. Un été pourri pour finir une année pourrie. Je venais davoir mon bac au rattrapage, et mes vieux, pour me punir de navoir rien foutu, venaient juste de décider de me priver de mes vacances. Il fallait que je révise pour préparer lentrée en prépa lannée prochaine, paraît-il. Bien sûr.
La raison officieuse ? Papa mavait pistonné pour que rentre à Janson comme lui, et je suppose quil ne voulait pas que je me couvre de honte en alignant des moyennes qui tiennent toutes sur les doigts dune seule main. Peut-être quil voulait oublier que lui aussi, le grand capitaine dindustrie si brillant et si cultivé, navait été quun sale cancre dont les diplômes avaient étés achetés par largent de grand-père. Quand on y pense, cest dingue comme lhistoire se répète, hein ? (Cest ce que javais mis texto en conclusion dun devoir portant sur la comparaison entre les deux Guerres mondiales, auquel jai eu 6/20, améliorant mon score moyen de deux points. Jen ai déduit que ça faisait effet. Depuis, je répète ça souvent) Quoiquil en soit, mes plans étaient à leau, javais perdu toute chance de revoir Alexandra à Nice, et que jétais condamné à passer deux mois ici, à aller à ces foutus cours de rattrapage, alors que la plupart de mes potes étaient déjà en train de se bronzer les fesses ou de draguer un tas de jolies filles au volant des bolides quils avaient eu, eux, en récompense de leur manque defforts.
Une heure plus tôt, jétais encore en face de mes bourreaux, prétextant que puisque javais quand même eu mon bac, ils pouvaient bien me foutre la paix et me laisser respirer un peu, mais mon cher père ne la pas entendu de cette oreille, et il a menacé de me couper les vivres si je ne me comportais comme un gentil chien-chien en faisant tout ce quil me disait. Le fric, il ne connaissait que ça. A chaque fois quon se rentrait dedans, cétait réglé comme du papier à musique. Dabord papa et maman faisaient front au petit incapable auquel ils avaient malencontreusement donné naissance et qui étaient pour eux une telle source de déception, et ils me balançaient tous les arguments quils trouvaient pour me prouver quils avaient fait tout leur possible pour moi. Puis cétait mon tour, et je les culpabilisais en leur demandant pourquoi, dans ce cas, javais passé lessentiel de ma vie en pension, pendant quils samusaient à faire le tour du monde. Puis quand on avait épuisé toutes les justifications morales, on passait enfin au vraies valeurs, et maman filait en pleurs dans la chambre alors que mon père furibond me faisait masseoir pour mexpliquer que si je ne décidais pas à obéir gentiment, je naurais plus un sou, et que je pourrais alors faire une croix sur les locations de salles à Paris pour les parties et les concerts privés. Je soutenais alors son regard, et on commençait à négocier pour de bon. Cest dingue comme lhistoire se répète.
Sauf que ce soir, ça ne sétait pas du tout passé comme ça. Le début était conforme, mais tout sest mis à déraper quand jai balancé à mon père que de toute façon, puisquil avait tant de fric, mes notes ne feraient aucune différence à laffaire. Faux pas. Il ma envoyé une belle gifle, et a hurlé que si cétait comme ça, je pouvais oublier mes vacances, et que si javais quelque chose à y redire, la pension mattendait lannée prochaine. Jai hésité pendant une seconde à lui rentrer dedans, mais jai fini par faire retraite, me montrant aussi lâche que lui. Maman a essayé de mintercepter avant que je ne rejoigne la porte, pour essayer sans doute de recoller tant bien que mal les morceaux, mais je ne pris même pas la peine de tourner la tête pour lui répondre. Cinq minutes plus tard, jétais en train de marcher sous la pluie tiède.
Ma colère était telle que je ne voyais même pas où jallais. A un moment, jeus vaguement conscience de voir une masse de gens fêter quelque chose place de la Concorde, mais jétais trop fébrile pour y prêter la moindre attention. Des sentiments violents et contradictoires me traversaient, et la rancur me faisait oublier tout le reste. Javais une envie terrible de faire une belle grosse connerie pour leur apprendre à vivre, mais je narrivais pas à my résoudre, ce genre de situation ayant tendance à éveiller chez moi un sens morbide de la dérision (que je navais pas hérité de papa) qui me gardait un minimum la tête froide et mempêchait den arriver à laction violente. Pourtant, il fallait que jagisse pour soulager la tension, et mon cerveau commençait à exercer sa créativité en me suggérant un certain nombre de possibilités alléchantes pour y parvenir.
Quand la plus alléchante de toutes se présenta à mon esprit, mon humeur changea du tout au tout, et je ne pus mempêcher de sourire intérieurement en sortant mon portable pour appeler Dimitri. Après quelques secondes, ce dernier répondit en criant pour couvrir le brouhaha qui lentourait quil avait organisé une soirée chez lui et que je pouvais passer quand je voulais. Parfait.
Jappelais un taxi, et lui indiquais ladresse du Marais où je voulais me rendre. Finalement, peut-être que jallais réussir à faire quelque chose de cette soirée.
Le taxi me déposa devant la porte de son immeuble, et je rentrais sans me presser. Dimitri ne faisait pas vraiment partie du cercle de mes amis. Mais cétait quand même quelquun quon appréciait tous, et ce pour deux raisons : dabord, parce que cétait notre fournisseur, et quil nous était indispensable. Ensuite, parce quil savait faire la fête, et quil nous avait appris un certain nombre de trucs sur la vie et sur les vraies façons séclater quon ne trouvait dans aucun bouquin. Lui était du genre à avoir trop vu un peu trop de films daction : bien que petit et mince, et apparemment doux comme un agneau, il faisait au moins deux heures de musculation par jour et dormait toujours avec son flingue. Cétait aussi un fou darmes orientales. Une fois, je me souviendrais toujours de ça, il nous à fait un remake sauce John Woo de Guillaume Tell en éclatant une pomme avec un shiruken sur la tête dune de ses petites amies, pour nous impressionner. Il était un peu branque, mais malgré cela, ce nétait pas un mauvais bougre, et je mentendais vraiment bien avec lui.
Je sonnais à la porte, et lune des conquêtes de Dimitri vint mouvrir. On sest embrassé, elle ma demandé comment jallais. Jai haussé les épaules en guise de réponse, et je lui ai dit quil fallait que je le voie. Elle ma alors emmené dans limmense salon, où une bonne cinquantaine de personnes étaient en train dagiter la brume au son des basses. Puis elle ma indiqué la pièce à coté. Il y avait là quelques couples en train de se peloter, Dimitri ayant pour sa part entamé une gamine quil tenait sur ses genoux. Il la laissa tomber quant il me vint arriver, et me donna laccolade en souriant :
« Quest-ce que tu deviens, mon vieux ? Et ton bac, on ma dit que tu las eu ! Félicitations ! »
Je me forçais à sourire, et lui fis signe que je voulais lui parler seul à seul. Il memmena immédiatement dans sa chambre, où personne navait le droit dentrer sans sa permission (cest là quil rangeait tout son attirail de ninja) et nous nous sommes assis sur son lit.
« Alors, quest-ce qui se passe ? Pourquoi tu fais la gueule ? Quelque chose ne va pas ? »
Je me suis alors mis à lui déballer toute lhistoire, lui expliquant pour mes parents et pour le reste. Je concluais en lui disant quil me fallait vraiment quelque chose de balaise pour me faire oublier tout ça.
Il me regarda un moment, puis il alla chercher quelque chose sous une commode. Deux minutes après, il revient avec deux pilules dans la main.
« Ecoutes, en temps normal, je ne filerais ça à personne, parce que cest pour ma consommation personnelle, tu comprends. Mais pour toi, je fais une exception. Et crois-moi, avec ça, tu vas décoller. Tu vas voir Dieu le père en personne. Le seul truc, cest que vu le prix auquel je me les procure... »
Je ne laissais même pas finir sa phrase, car je savais parfaitement où il voulait en venir, et je navais pas la patience pour ça. Je sortis une liasse et lui donnais sans chercher à négocier. Dimitri aimait le fric, comme tout le monde, mais lui au moins ne mentait jamais sur la qualité. Il empocha largent sans rien dire, et me fit un clin dil.
« Je suis à coté, si jamais il y a un problème. Tu vas téclater, crois-moi ! »
Il ferma la porte. Javalais les pilules.
Javais retiré mes chaussures, et je métais allongé confortablement sur le lit. En temps normal, je naurais jamais pris un truc aussi fort, mais on nétait pas en temps normal, et je me foutais bien, à ce moment précis, de savoir à quoi je ressemblerais au réveil.
Un certain temps passa, et je commençais à me demander sil ne mavait pas fait une mauvaise blague. Mais ça nétait pas le cas. Une chaleur intense se mit à se diffuser dans tout mon corps, alors quen même temps je sentais que je commençais à frissonner de partout, de façon incontrôlable. Puis ce fut comme si je devenais immense, et que mon esprit était comprimé par les murs de la chambre. Mais en même temps, jétais tout entier dans un bout de ma poitrine. Jeus alors limpression que quelquun tirait mon corps en biais, et bientôt la gravité sinversa, et je me trouvais suspendu au sol, sur le point de tomber à tout moment vers le plafond. Puis mon cur se mit à battre très fort, au point que je nentendais plus que lui. Cest là que jai sérieusement commencé à flipper, car javais entendu parler de types qui avaient eu des crises cardiaques suite à des trips qui avaient dérapé. Jai essayé de bouger, de réagir, mais cétait trop tard, la sensation samplifiant encore, au point que je narrivais même plus à sentir autre chose que la pression du sang et le rythme des battements de mon cur auxquels se résumaient tout lunivers.
Et tout à coup, je me suis mis à tomber. Je ne me suis pas simplement enfoncé dans mon corps, mais je suis véritablement tombé à travers lui, traversant le plancher, les appartements, tout limmeuble. La chute était vertigineuse. Sauf que je ne tombais pas, je montais vers le haut. Je ne sentais plus rien de mon corps, jétais comme une boule dénergie qui volait, et je voyais juste lorage loin au-dessus de moi, qui se précipitait à ma rencontre. Jai alors traversé la couche de nuages gris-vert, pour pénétrer dans un espace énorme dominé par un immense tourbillon, qui devait sétendre sur milliers et des milliers de kilomètres.
Javais limpression dêtre à la limite de tout. Ou plutôt, à la limite de quelque chose de différent de notre monde. Cétait complètement invraisemblable, mais je me sentais en même temps parfaitement bien, peut-être mieux que jamais. Plus rien ne me contraignait, jétais libre. Il me semblait ne faire quun avec cet univers, et cétait une sensation véritablement satisfaisante.
Cest alors quune lumière orangée brilla à travers les nuées, et que quelque chose émergea du tourbillon.
Cétait une sorte dange. Mais rien avoir avec ce que je mimaginais pendant les cours de catéchisme. Il était si formidable, si réel... sa présence minspira un mélange de terreur et dextase. Je ne me souviens pas avoir jamais éprouvé un sentiment aussi intense, même de loin, de toute ma vie. Il était immense, et brillait dun feu dor ondoyant. Il avait plusieurs visages qui se confondaient, et certains nétaient pas humains.
Ce qui sest passé alors, je ne peux le retranscrire sans le trahir, car je ne suis même pas sûr que nous avons parlé en utilisant des mots. Mais quand jessaye de me rappeler, certaines phrases me viennent naturellement à lesprit, et je sens quels mots sont justes. Ce sont donc eux que jemploierais ici.
Il parla : « Mire la puissance de lhomme de lintérieur de la sphère quil y a en chacun de nous et ouvre linvisible porte qui mène à lautre monde. Il y a plus de bien en chaque homme que de noirceur luisant dans lombre de nos curs. »
A ce moment-là, je ne sais pourquoi, mais quelque chose en moi sut ce quil fallait lui répondre. Je dis donc : « Le monde est dur et plein de ténèbres. Il est difficile de vivre. Comment ne pas se compromettre ? »
Il me dit alors : « Mire la beauté de limposant ouvreur, et noublies pas que tu nes pas seul. La douleur natteint plus lhomme qui la maîtrisé. »
Là encore, je sentis ce quil me fallait répondre. Je lui rétorquais donc : « Mais pourquoi je devrais souffrir ! Je nai pas demandé à être né ! Je refuse ce que lon mimpose ! »
Il répondit : « Mire lêtre juste qui ta conçu, et noublies pas que toi seul est maître se ta propre prison. Limmonde instigateur de tes échecs nest autre que ton nihilisme. Un possible humain est en toi et tattend, puisses-tu le libérer et le rendre à lui-même. »
Je dis alors : « Mais la tentation est trop forte lorsque nous sommes loin de Dieu ! »
Il répondit : « Mire ton intelligence, et libère tes pensées de ces misérables merveilles »
Jéclatais : « Ce nest quune illusion ! Nous nous berçons de ce genre despoirs, mais nous sommes seuls face à labysse ! »
Il dit alors : « Mire ta noirceur et libères toi delle ; tu seras comme la lumière et plus rien ne tatteindra : noublie jamais que ce qui ta crée peut aussi te rendre à labysse si tu ne montres pas digne de vivre une vie juste et plus grande que le monde lui-même. »
Je fus alors envahi par un incompréhensible sentiment de jubilation, et je dis : « Ha, des menaces ! Voilà donc la véritable nature de la réalité que tu me proposes ! Dieu nous hait ! »
Il me regarda une dernière fois, et me dit enfin : « Mire ton orgueil et noublies pas que tu es un être promis à la lumière. Mais tu dois la conquérir. Adieu. »
Il y eut comme une chute.
Lorsque je me réveillais, le soleil brillait à travers les volets de la chambre. Je me passais la main dans les cheveux, mais étrangement, je ne me sentais pas malade ou affaibli. Je navais même pas la migraine. Par contre, javais limpression que le monde autour de moi avait changé. Quelque chose nallait pas.
Je remis machinalement mes chaussures, et jouvris la porte. Quelques rescapés prenaient un petit déjeuner dans le salon. Dimitri, qui sortait de la cuisine avec un plateau, me salua dès quil me vit. Je mangeais avec eux, lesprit vide. Quand les derniers invités furent partis, il vint me voir. Jétais assis sur le sofa, lair absent. Il me demanda si javais fait un mauvais trip. Je lui expliquais tout ce qui sétait passé, en lui disant que javais effectivement vu Dieu, ou quelque chose comme ça. Mais au lieu de la réaction complice à laquelle je mattendais, il resta silencieux, et me jeta un drôle de regard. Un frisson me parcourut.
Jai finalement passé une moitié de lété à réviser, et lautre à profiter de véritables vacances. Puis jai fait des études de commerce. Je nétais pas le meilleur, mais je nétais pas non plus le plus mauvais. Mes parents étaient satisfaits, en tous cas.
Plus tard, lorsque je me suis mis à réfléchir à certaines choses, je me suis souvent demandé pourquoi il mavait été donné de retenir ce que javais vu.
Et jai fini par comprendre.